L’arrache-cœur (à l’état de nature II)
Yolkin Yigitoglu,
Master Humanités Numériques, 2021-2022
Dans le cadre du master 2 Humanités Numériques, l’anticipation sur le design d’un objet fictif a été réalisé. Cette approche, nommée communément, design prospectif, invente des réponses à des besoins futurs ou fictifs.
J’imagine une suite à l’histoire de Damon Knight : à l’état de nature et je me focalise sur un objet qui en est extrait. Un fond critique me permet d’extrapoler les tendances de son histoire avec une approche contemporaine. Une technologie se basant sur ce que nous offre la nature n’est pas forcément opposée à une technologie accès machiniste, la manière dont on se sert d’elles a énormément plus d’impact que ce clivage. Dans ma suite, la fusion de ces deux visions de la technologie nous questionne à ce propos.
Synopsys
Après de longues procédures de déconditionnement de la population des villes, les bourbeux et les gens de la ville cohabitent ensemble jusqu’à y confondre leur mœurs et leurs habitudes. Pourtant, une tension entre les approches qu’ils avaient de la vie était concrète. Les uns se contentaient de ce que leur offrait la nature dans les limites de leur besoin, les autres cherchaient à l’exploiter. Ce qui divisait les bourbeux eux-mêmes dans la conception de l’évolution humaine.
Bj était amoureuse de Alvah et à l’époque des grandes villes, son expérience l’avait aidé à convaincre Alvah de la nécessité de la disparition des grandes villes. Elle fit pousser une plante maison et réalisa tout ce qui était essentiel au fonctionnement de leur foyer. Très souvent absent, Alvah était un acteur. Cela ne l’empêchait pas d’être très curieux auprès de la nature des systèmes de vie des bourbeux.
Il passait de longs moments avec le Doc Bither. Jusqu’à ce qu’un jour, il disparait sans rien laisser derrière lui. Bj se met à sa recherche. Après avoir fait le tour du village, elle va dans le lieu de travail du Doc et celui-ci lui remet un objet : « Il m’a dit de te donner ça, sans plus de précision. Je pensais qu’il reviendrait… »
Cet objet était câblé, étrange, avec une forme de gant laissant penser qu’on puisse y insérer sa main. Rien ne laissait paraître son fonctionnement ni son utilité. Cela ne pouvait pas être juste un gant. Elle remarque un poinçon sur l’arrière en minuscule : Centre de Recherche et Développement. Dept3. NY.
Elle ne comprenait pas. Elle décide d’aller à New York.
Désertée, plus personne n’y vivait, New York était une archive grandeur nature. Un musée. A l’entrée se tenaient des bourbeux filtrant les allées et venues. Ils lui demandent ce qui l’amène ici. Elle ne dit rien et montre son objet avec l’inscription. Les deux bourbeux s’excusent et l’un d’eux lui demande de le suivre.
Il l’emmène dans un ascenseur. La descente dure une éternité. Arrivés à la destination qu’elle ne connait pas, le bourbeux la laisse « bonne journée et bon courage ».
Une ville souterraine maintenue par des bourbeux, quelle est la logique ? Elle y voit des machines semi organiques et mécaniques atroces permettant le déplacement rapide des citoyens sur les gigantesques boulevards souterrains. De la lumière partout où son regard se pose en plus des panneaux de renseignement et de publicités dans chaque coin de ruelle. Elle marche, les gens ne la voient pas. Ils ont les yeux couverts de lunettes.
Elle voit une carte numérique sur un panneau dans la rue. Elle se demande à voix haute « où peut bien être le centre de Recherche et de Développement », elle est surprise, celui-ci lui répond. Il se trouve à 6km de là où est ce qu’elle est et elle y va, décidée à retrouver son amour.
Une fois arrivée au centre de recherche, elle prend l’habitude de montrer son objet si on lui posait des questions sur ses intentions et se laisse conduire ainsi tout le long de son aventure. Jusqu’à ce qu’elle soit devant une porte. Elle y voit une lumière qui clignote à l’approche du gant. Son rythme cardiaque est calculé par la machine et la porte s’ouvre à son plus grand étonnement. Elle y voit des laboratoires avec un monde incalculable. Des ventres de Morgan Gamma sans tête entretenus par des câbles. Des coprophages dans des minuscules cages fixées sur des tuyaux de canalisation ouverts. Des vaches hublots. Des singes au crane fendu en deux avec des câbles sur leur cerveau, permettant de transmettre leurs signaux dans des ordinateurs.
Le malheur de la vie s’exprimait à travers la renaissance de New York dans la plus grande discrétion de la majorité. Pourtant, cette ville a vu le jour par la collaboration des bourbeux avec les citadins. Elle ne sait plus où aller.
Les gens entrent et sortent formant un flux continu depuis d’autres entrées, d’autres sorties. L’exploitation du naturel est un enfer. Elle reconnait subitement la voix de son bien-aimé sortir de nulle part. Celui-ci est devenu une intelligence numérisée. Il communique les informations du laboratoire en temps réels et participent à son fonctionnement virtuellement. Il voit et entend tout depuis le métavers. Omniscient, il sait déjà qu’elle est là.
INTENTION
L’arrache-cœur attire BJ
L’arrache-cœur est un objet que son époux laisse à BJ avant de disparaître. Avec l’arrache-cœur comme unique indice, elle va partir à sa recherche dans l’espoir de le retrouver. Elle connaissait la curiosité grandissante de Alvah pour la recherche sur la vie et les technologies des Bourbeux, elle espère le retrouver en tant que chercheur d’un laboratoire. Pourtant, quand elle le retrouve, elle voit que tout ce qu’il reste de cet amour est un homme instrumentalisé par les technologies. Son énergie vitale est devenue le moteur de calcul et d’échanges d’information du centre de Recherche et de développement de New York. Et il veut qu’elle le rejoigne. Cet objet agit alors comme un piège pour l’attirer dans son monde, le métavers du laboratoire, afin qu’ils puissent tous les deux exister à l’unisson selon le tempo de leur cœur.
L’arrache-cœur, une déception
Jusqu’au bout elle va espérer le retrouver intègre. Elle va se sentir cruellement meurtrie quand elle apprendra qu’il a trahi non seulement la philosophie de vie des Bourbeux, mais aussi la sincérité de leur relation, qu’il détournera pour l’attirer vers lui, dans son nouveau monde.
L’arrache-cœur, un symbole d’amour
L’objet se place sur la main gauche. Elle est le symbole d’une alliance car les câbles d’où sort les signaux sont placés à l’extrémité de l’annulaire. Une croyance issue de la Grèce antique soutenait que circulait la « Vena Amoris » une veine dans ce doigt qui le reliait directement au cœur, d’où la coutume d’y mettre les alliances.
L’arrache-cœur, l’instrumentalisation du vivant
Cet objet, comme les autres objets de ce nouveau monde souterrain, instrumentalise la vie, ici représentée par la pulsation cardiaque, pour y faire déclencher des événements mécaniques ou organiques. Matérialiste et pragmatique, Alvah avait un profond patriotisme pour sa ville, New York. L’honneur pour lui de participer activement à sa renaissance est le moteur de son existence. De la même manière qu’il a accepté d’endosser son rôle d’éclaireur à ses risques et périls chez le monde des bourbeux. Entre-temps il est tombé amoureux de BJ, et tout naturellement, il lui offre une invitation par cet objet à le rejoindre.
Une pièce du monde souterrain
La réalisation concrète de cet outil fictif comporte plusieurs étapes. Il est composé d’une carte Arduino greffée à un gant, un capteur de pulsation cardiaque et une interface Processing pour interpréter les battements par minutes du cœur.
Le gant est enfilé sur la main gauche, une lumière infrarouge traverse le volume du sang dans les veines de l’annulaire dont l’épaisseur varie selon les pulsations du cœur. Les variations de lumière provoquées sont récupérées par un phototransistor afin de permettre le calcul du BPM. Au-dessus de 88, grâce à Processing et à une condition, une voix masculine se fait entendre.
« I love you » est la phrase que ne cesse de répéter cette voix, Cette recomposition se présente comme une synthèse de cette nouvelle histoire. L’essence de l’aventure de BJ.
Code
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source
J’ai utilisé les instructions du lien ci-dessous pour installer le programme de l’arrache cœur : heart beat monitor with pulse Sensor. Et j’ai retouché celui de processing avec l’ajout d’une librairie pour gérer le son ainsi qu’une fonction pour l’initialiser, et un conditionnel pour que 88 BPM déclenche la voix.
https://www.instructables.com/Arduino-Processing-HEART-BEAT-MONITOR-With-Pulse-S/
//initialisation
void setup (){
Minim = new Minim(this) ;
Son = minim.loadSnippet(« iloveyou.wav ») ;}
//condition
If (BPM>88)<{
Son.play() ;
Son.rewind() ;
}
//fin
void stop(){
Son.close() ;
Minim.stop() ;
}
Inspiration
Le nom de l’objet est un clin d’œil au roman de Boris Vian du même titre. Aimer les gens au point de vouloir les tenir prisonnier contre soi est une représentation de l’amour possessif que je trouvais intéressante à mettre en parallèle ici. Car dans ma suite, Alvah veut arracher BJ de sa vie de Bourbeuse pour l’emmener avec lui dans le métavers de son nouveau lieu de vie, le New York souterrain.
Ensuite, pour l’objet en lui-même j’ai choisi que le bpm au-dessus de 88 déclenche la voix de Alvah, celui-ci répète « I love you », ce choix est en référence au film « I love you » qui met en scène un personnage tombant amoureux d’un porte-clé féminin. Le temps de son aventure, Bj se raccroche à cet objet comme le seul lien qu’elle a avec Alvah et y développe dessus une sorte de fétichisation.
Experimen(ten)tation
Pour finaliser l’utilisation de la machine du nouvel univers de BJ, j’ai étendu le pouvoir de ce gant dans une installation que j’ai réalisé pour. Le gant mécanique provoque le battement du cœur, extrait de son corps d’origine. Cela illustre la manière dont la vie d’un organe peut être déclenchée par une mécanique d’une construction humaine et nous renvoie à ce que BJ découvre lors de sa visite dans le centre de recherche du New York souterrain.
Le battement est provoqué par un servomoteur à l’intérieur du cœur relié à la carte Arduino qui calque ses rotations sur le rythme cardiaque de l’utilisateur, grace au code disponible de pulse Sensor.
L’installation se présente dans un décors du style que l’on imagine Bourbeux. Une tapisserie représentant une scène animale, des murs en pierre, une lumière tamisée, le tout allie le rapport que les bourbeux ont avec le naturel et la technologie des citadins.